L’Agence française de
développement se défend de livrer les forêts du Congo aux grandes concessions
Une coalition d’ONG
environnementales demande à l’Initiative pour les forêts d’Afrique centrale de
rejeter le projet de la France en République démocratique du Congo.
Par Laurence Caramel, Le Monde.fr, Le
26.06.2017 à 10h25
Le bras de fer entre les ONG
environnementales et l’Initiative pour la forêt de l’Afrique centrale (CAFI, en anglais)
s’était jusqu’à présent joué dans le huis clos de commissions techniques ou
d’antichambres parlementaires. Il a pris, mercredi 21 juin, une tournure
plus officielle avec l’envoi d’une lettre à la première ministre norvégienne,
Erna Solberg, lui demandant de retirer son
financement à un projet « qui
pourrait sérieusement dégrader la
deuxième forêt tropicale du monde en
République démocratique du Congo [RDC] et relâcher des
milliards de tonnes de CO2dans l’atmosphère ». Un
comble pour ce partenariat scellé en 2015 entre les six pays de la région
– RDC, Congo-Brazzaville, Cameroun, Guinée
équatoriale, Gabon, Centrafrique –
et une coalition de bailleurs de fonds pour lutter contre
la déforestation. La Norvège,
qui en est à l’origine, assure presque l’intégralité du financement.
Le projet incriminé par Rainforest
Foundation et d’autres ONG comme Global Witness ou Greenpeace est porté par
l’Agence française de développement (AFD,
partenaire du Monde Afrique). D’un montant de 18 millions de
dollars (environ 16 millions d’euros), dont 6 millions de dollars
financés par la France,
il est censé contribuer à la gestion durable des forêts à
laquelle s’est engagée la RDC en adoptant une stratégie nationale de lutte contre
la déforestation en 2012. Au total, à travers CAFI, Kinshasa devrait recevoir 200 millions
de dollars d’ici à 2020 pour financer cette
stratégie dont la réussite détermine l’avenir de 7 % des forêts tropicales
mondiales.
« LA FEUILLE DE ROUTE N’A
JAMAIS ÉTÉ D’OCTROYER DE NOUVELLES CONCESSIONS INDUSTRIELLES », UN MEMBRE
DE L’INITIATIVE POUR LES FORÊTS D’AFRIQUE CENTRALE.
La multiplication des grandes
concessions forestières peut-elle être la
pièce maîtresse d’une telle ambition ? C’est ce qui ressort de la
proposition de l’AFD, qui met en avant la sous-exploitation de la forêt
congolaise et les importantes « opportunités de développement
économique » que cela permet d’envisager. Elle évalue ainsi un
scénario qui conduirait à multiplier par trois les superficies accordées aux
exploitants industriels – de 11 millions d’hectares aujourd’hui à
30 millions d’hectares – et à multiplier par quinze le volume de bois
prélevé.
Sous-exploitation
Cette perspective n’a pas simplement
fait s’étrangler les ONG environnementales, elle a aussi fait tousser les
partenaires de CAFI. Lors de la réunion du
comité technique organisée par visioconférence le 3 mai depuis Kinshasa,
l’AFD a reçu 39 recommandations pour retravailler son projet. « La
feuille de route n’a jamais été d’octroyer de nouvelles concessions
industrielles. Tout le monde connaît
la situation. L’essentiel de la coupe en RDC est illégal, le ministère n’a pas
les moyens de contrôler les
opérateurs sur le terrain et l’argent qui ressort de ces trafics alimente les
rébellions dans le pays. L’amélioration de la gouvernance du secteur devrait être au centre d’un programme de gestion
durable. Or il n’en est quasiment pas question », critique un
membre de CAFI, en demandant aussi à comprendre comment la multiplication par trois des
superficies exploitées ne conduira pas à un accroissement des émissions de gaz
à effet de serre.
Lire aussi :
La RDC, paradis du commerce illégal du bois ?
Depuis 2002, un moratoire est en
vigueur sur l’attribution de nouvelles exploitations industrielles. Adopté au sortir de
la guerre civile en RDC, il devait permettre d’assainir
le secteur en construisant une filière qui respecte des normes sociales et
environnementales tout en rapportant plus aux caisses de l’Etat, grâce à la
lutte contre la corruption. Quinze ans plus tard, une dizaine de concessions
seulement sur les 57 existantes sont dotées de plans d’aménagement. Seules six
produisent officiellement du bois et le secteur a rapporté 2 millions de
dollars à l’Etat en 2016, selon les chiffres officiels. Une misère.
Les scandales continuent de défrayer la
chronique, comme l’attribution de trois concessions en violation du moratoire,
révélée par Greenpeace en février. En attendant l’annulation de ces permis,
CAFI a d’ailleurs suspendu ses décaissements à la RDC. La levée du moratoire
apparaît, dans ce contexte,
une recommandation aussi naïve qu’imprudente. « Nous avons d’abord
besoin que l’on nous aide à
contrôler le secteur », rappelle Léonard Muamba Kanda, le
secrétaire général du ministère de l’environnement.
Les experts indépendants qui ont été
mandatés par des partenaires de CAFI pour évaluer la
proposition de l’AFD se montrent aussi critiques. L’un d’entre eux pointe avec
sévérité le soutien financier dont pourraient bénéficier les entreprises privées dans une stratégie
d’industrialisation. Est-il dans la mission de CAFI de « financer,
pour près de 500 000 dollars, l’audit financier de chaque entreprise et
de leur fournir un
appui-conseil personnalisé ? », s’interroge-t-il. Et de souligner le
risque de subventionner avec des fonds publics
des entreprises « pas toujours respectueuses des règlements ».
Conflits
d’intérêts
Il met aussi en garde contre des
pratiques problématiques de la part d’une agence publique : « Le
fait que l’AFD a pour partenaires opérationnels des bureaux d’études et
d’aménagement qui sont pour certains d’entre eux sous contrat avec des
entreprises forestières pour la préparation des plans d’aménagement, conduit à
un risque élevé de conflits d’intérêts si ces mêmes bureaux étaient rémunérés
en parallèle par le Fonds national REDD [le fonds qui finance la politique de lutte contre la
déforestation] pour améliorer la
situation financière de leur client. »
D’autres dépenses jugées étonnamment
élevées soulèvent aussi des interrogations : 250 000 euros pour
le « comité de validation des textes », 150 000 euros pour
une « simple étude environnementale et sociale stratégique »…
Au siège de l’agence, à Paris, Frédérique Willard, chargée du
projet, repousse les critiques : « Il ne s’agit pas seulement
d’un projet d’appui aux grandes concessions. Notre ambition est bien plus
large, puisque nous allons aider la
RDC à mettre en
œuvre sa politique forestière
et à construire une filière qui intègre les milliers
d’artisans dont la très grande majorité coupe aujourd’hui en totale illégalité.
Ils prélèvent 3 millions de m3 par an sur la forêt,
contre 200 000 m3 pour les grandes
concessions. C’est à cela que nous voulons nous attaquer. »
Elle est cependant en train de
mettre la dernière touche à une version remaniée qu’elle enverra dans quelques
jours aux autorités congolaises. « Nous avons répondu aux
39 recommandations », assure-t-elle. Exit les subventions
aux entreprises, tandis que « sera multiplié par trois le budget
de l’observatoire indépendant » chargé de contrôler l’application
des réformes. Clarifiée, la place des concessions industrielles, sur lesquelles
les chiffres avancés étaient de « simples projections ».
Surtout, le projet affirme désormais que toutes les décisions relatives à la
politique forestière seront prises par « la plateforme de pilotage
politique du programme de gestion durable des forêts ». En clair,
par le gouvernement congolais en concertation avec tous ses partenaires et des
représentants de la société civile, et non par l’AFD seule, comme le premier
texte avait pu le laisser craindre à
certains.
L’AFD saura fin août, lors du
prochain conseil d’administration du Fonds national de protection des forêts de
RDC, si sa copie corrigée est acceptée.
Source : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/06/26/l-agence-francaise-de-developpement-
Gody MUNAP
-
Chercheur
associé –
« Aménagement
du Territoire & Développement durable »
Lyon
/ France